Il existe deux camps parmi les personnes dont l’écriture est la vocation : celui des amoureux de la langue de Molière, qui ne jurent que par l’Académie française, et celui des libertins qui se laissent séduire par celle de Shakespeare dès lors que cela leur paraît plus commode. Je caricature, bien entendu. Cette querelle des anciens et des modernes revisitée pourrait paraître anecdotique si elle se contentait d’être une simple démarcation entre des médias aux lignes éditoriales divergentes. Il ne s’agit pourtant pas d’une vaine controverse d’érudits si on prend le temps de s’interroger sur les enjeux qui intriquent le langage, l’accès aux espaces de discussion, à l’information et au classisme. Quel lexique doit-on employer afin de s’adresser au plus grand nombre de lectrices et lecteurs francophones ?
Les anglicismes rendent-ils l’information opaque ?
Le classisme est une discrimination fondée sur l'appartenance à une classe sociale, souvent basée sur des critères économiques et/ou d’éducation. Les anglicismes sont des termes ou des tournures de phrase empruntées à l’anglais. A priori, on pourrait imaginer que les personnes n’ayant pas eu accès aux études supérieures et n’ayant pas parfait leur maîtrise de la langue au cours d’une immersion prolongée dans un pays anglophone se trouveraient exclues des débats au sujet des jeux vidéo. Un comble si l’on considère qu’il s’agit d’un medium qui appartient avant tout à la culture populaire.
Les ouvrages de recherche universitaires, c’est-à-dire la littérature scientifique qui analyse les jeux vidéo, émanent en majorité des Etats-Unis et sont encore assez peu traduits. La presse spécialisée et d’autres acteurs de l’actualité vidéoludique proposent parfois des résumés qui permettent de vulgariser et de diffuser la production des savoirs. Difficile toutefois de rester à la page devant cette profusion de nouvelles théories et de nouvelles techniques qui appellent nécessairement l’apprentissage de nouveaux termes.
On assiste ainsi à une confiscation du discours savant par des élites qui s’approprient et déterminent les limites de concepts qui, pour beaucoup, émergent directement des communautés de passionnés, de fans et de consommateurs. Pourtant, un petit tour sur Twitter permet de s’apercevoir que le vocabulaire anglicisé fait assez pleinement partie de la culture vidéoludique francophone. A quoi bon traduire ce pour quoi des termes existent déjà ?
L’exemple du gameplay : jouabilité ou mécaniques de jeu ?
Le risque avec la vulgarisation est d’être confronté à de la presse d’opinion qui se contenterait de diffuser une vision (dominante ou minoritaire) des évolutions du médium vidéoludique plutôt que de fournir à chacun les outils qui permettent de raisonner et de construire une expertise individuelle, et de ne pas la reconnaître en tant que telle. On peut avoir l’illusion de maîtriser des expressions empruntées à l’anglais et ne pas s’apercevoir des zones floues laissées par l’absence de définition consensuelle. Prenons l’exemple de gameplay, qui peut se traduire par jouabilité ou par mécaniques de jeu, et qui peut ainsi recouvrir des significations variées en fonction du contexte où il est déployé.
Les mécaniques de jeu désignent les règles explicites et implicites tandis que la jouabilité renvoie à la liberté d’action (agentivité) laissée aux joueuses et aux joueurs, ainsi qu’à la facilité de prise en main des commandes (à ne pas confondre avec l’accessibilité, qui s’adresse aux personnes en situation de handicap visible ou invisible). Ce genre de subtilité peut s’avérer essentielle lorsqu’on cherche à comprendre sur quels critères sont établies les notes attribuées à un jeu vidéo par un site qui produit des évaluations. Critique t-on sa complexité et son innovation technique, c’est-à-dire les programmes qui régissent imperceptiblement le jeu, ou le sentiment de fluidité qui s’en dégage ou non ? Ce genre d’appréciation différenciée permet de départager des titres riches qui perdent les joueurs par leur lourdeur d’autres qui appliquent des méthodes moins avant-gardistes mais parviennent à sublimer ou à revisiter des mécaniques connues.
Il ne s’agit pas ici de hiérarchiser laquelle de ces deux catégories est la meilleure puisque chacune apporte sa contribution mais plutôt de donner une meilleure lisibilité des caractéristiques d’un jeu afin qu’il rencontre son public. Il faut que le pacte de lecture soit clairement établi afin de s’épargner des déceptions infertiles et de voir des titres auxquels nous avons à peine touché prendre la poussière dans nos galeries. A quoi bon mettre un polar dans les mains d’un lecteur invétéré de poésie ?
Les défauts de la traduction
Les dangers qui guettent les traducteurs sont la sous-traduction et la sur-traduction. Il est en effet très difficile de rendre exactement le sens d’un terme dans une autre langue. Le nom casual gamer est ainsi sous-traduit lorsqu’on utilise joueur occasionnel pour le remplacer. Cette notion s’étend au-delà de la fréquence de jeu puisque les personnes qui jouent quotidiennement à des jeux mobiles tels que Clash of Clans se définissent rarement elles-mêmes comme des gamers. On ne peut pas non plus réduire cette dichotomie à la seule question du support. Si les joueurs PC et ceux qui pratiquent sur console fixe détiennent encore le monopole de la légitimité en tant que gamers, par opposition aux joueurs sur mobiles et consoles portables, ce critère seul semble de moins en moins pertinent à mesure que des studios indépendants innovants investissent le marché des jeux mobiles et que les consoles hybrides séduisent une part croissante des acheteurs. Pour conclure, casual gamer fait peut-être partie des éléments de vocabulaire trop spécifiques et biens ancrés dans la culture vidéoludique pour risquer une traduction maladroite et lacunaire.
L’idéal serait donc d’adopter une tactique d’ouverture diversifiée qui permettrait de juxtaposer l’anglais et le français lorsque cela permet d’éclairer le propos tenu sans recourir à une traduction systématique. Le langage est un objet vivant, un outil qui ne rencontre ses objectifs que lorsqu’il permet de comprendre et d’être compris. Inutile de s’entêter à traduire là où une définition aura bien plus d’intérêt. On peut néanmoins prendre le temps de s’attarder sur quelques néologismes réussis qui raviront les plus créatifs, comme costumédien en tant qu’alternative à cosplayer. L’Office québécois de la langue française met à disposition un large lexique vidéoludique daté de 2012 que je vous propose d’explorer pour forger votre propre avis.