Notre dernier article au sujet de la classification des jeux vidéo hardcore et casual a suscité des réactions intéressantes. De nombreux médias se contentent de mettre ces deux modèles en compétition pour les hiérarchiser, voire les discréditer, sans chercher à réellement comprendre la spécificité de ces démarches qui répondent chacune à des objectifs différents mais légitimes. L’émergence de l’un n’annonce pas, à notre sens, le déclin ni la disparition de l’autre. Les jeux hardcore et casual ne sont pas nécessairement en compétition puisqu’ils ne s’adressent pas au même public. Ils sont avant tout complémentaires. Nous avons décidé de revenir sur ce sujet de manière moins théorique afin de l’aborder plus en détail, notamment à travers son histoire et son traitement médiatique.
Pourquoi tant de haine à l’égard du casual gaming ?
Si on prend le temps de s’interroger sur le statut du jeu vidéo comme produit culturel, on s’aperçoit rapidement que l’histoire de ce médium est liée à celle des jeux traditionnels. En effet, les jeux de carte, d’argent et de hasard ont longtemps souffert d’un certain mépris. Ils étaient associés à des activités de classe populaire, de soldats et de criminels trompant l’ennui. Les racines du jeu vidéo se trouvent également dans le contexte militarisé de la guerre froide comme l’illustre le célèbre Spacewar! de 1962. Le hardcore gaming hérite ainsi d’une culture guerrière qui pousse les joueurs à défendre leurs pratiques avec véhémence contre tout ce qui pourrait être perçu comme une intrusion extérieure pouvant l’altérer.
Une stratégie marketing
Ces comportements toxiques sont d’ailleurs encouragés par l’industrie vidéoludique à des fins marketing. On peut prendre en exemple le slogan clivant de PlayStation - “This is for the Players” - qui cherche avant tout à se démarquer de ses concurrents, notamment de Nintendo et de ses consoles casual par essence. Nintendo prend le contrepied de PlayStation en ayant recours à des slogans qui mettent l’accent sur le fun et la simplicité d’usage de ses produits qui se veulent rassembleurs et transgénérationnels. Alors que PlayStation vise les joueurs confirmés, Nintendo n’hésite pas à s’adresser directement aux non-joueurs pour les convertir.
Il faut toutefois prendre conscience que cette rivalité est une mise en scène factice. Ces deux géants ne cherchent pas à conquérir les mêmes parts du marché vidéoludique. La guerre des consoles semble toucher à sa fin et les survivants tendent désormais à s’allier contre de nouveaux acteurs comme Google et sa plateforme de cloud gaming: Stadia. Si la communauté des gamers - joueurs, critiques et journalistes confondus - doit impérativement se trouver un adversaire pour exister, c’est probablement dans cette direction qu’elle devrait regarder. Il s'agirait avant tout de s'interroger sur les nouvelles modalités de monétisation des jeux vidéo, leur éthique et leurs conséquences.
Le casual gaming met-il en péril l’industrie vidéoludique ?
Le casual gaming est ainsi souvent perçu comme une menace pour la légitimité durement acquise de ce médium dont la valeur serait déterminée par sa complexité voire sa difficulté. La croisade menée contre le casual gaming se teinte alors régulièrement de sexisme et de misogynie en pointant les joueuses comme les responsables de la déliquescence du sacro-saint hardcore gaming, considéré comme le dernier bastion de l’homosociabilité masculine hétéronormée.
Hardcore gaming: une pratique sclérosée ?
Pourtant, Jesper Juul, figure de proue de la recherche en game studies, explique au contraire que le casual gaming a contribué à combattre la marginalité du jeu vidéo comme produit culturel en le popularisant. Jouer n’est plus une activité réservée à une poignée de passionnés. Il va même plus loin en démontrant que l’industrie revient ainsi à ses origines. Elle renoue avec un public qu’elle avait perdu. Si l’on se penche sur l’histoire des jeux vidéo, on s’aperçoit qu’il n’existait pas, dans les premières années qui suivent leur apparition, de clivage entre digital natifs et digital migrants. Personne ne disposait d’un capital culturel permettant de se revendiquer “vrai gamer”, tout le monde était un noob.
Les jeux d’arcade étaient donc conçus de manière à ce que les mécaniques de jeu soient faciles à comprendre. Il a fallu attendre que le marché mûrisse et que les principes de base soient maîtrisés du plus grande nombre pour que les jeux se complexifient et puissent exploiter implicitement des règles devenues universelles. Le hardcore gaming est l’aboutissement de plusieurs décennies de culture vidéoludique empilées. Les nouveaux initiés ont de plus en plus de mal à prendre en main des jeux qui requièrent la connaissance de conventions accumulées par strates. Or, l’industrie vidéoludique ne peut pas se reposer uniquement sur un marché aussi étroit et limité. Elle doit donc proposer un catalogue de jeux plus large afin de répondre aux attentes de différents publics pour perdurer.
Quand les hardcore gamers se convertissent au casual gaming
Jesper Juul met également en lumière un phénomène nouveau : des joueurs et des joueuses ayant un passé de hardcore gamer mais dont le mode de vie ne permet plus cette pratique. Leur vie professionnelle et familiale les empêchent d’accorder de longues plages horaire à des sessions de jeu. Leur affection pour les jeux vidéo ne s'en trouve pas amoindrie. Ils se tournent ainsi vers des titres qui s’adaptent à leur emploi du temps déjà bien chargé, et non l’inverse.
On aurait tort de croire que des joueurs avec un profil semblable se contenteraient de jeux médiocres. Bien au contraire, ces joueurs et ces joueuses comptent probablement parmi les plus exigeants. Ils réclament des titres efficaces et stimulants qui ne se perdent pas en longueurs inutiles. C’est ce public que l’industrie vidéoludique tente de conquérir avec une nouvelle génération de jeux hybrides. Le casual gaming ne met donc pas en péril l’industrie vidéoludique mais permet le renouvellement d’une pratique en perte de vitesse.
Vers une nouvelle génération de jeux hybrides ?
La course au hardcore gaming a trouvé ses limites. Les joueurs commencent à se lasser des mondes ouverts toujours plus vastes mais au design narratif pauvre et qui, construits comme un agrégat indistinct d’îlots éparpillés arbitrairement sur une carte que l’on s’ennui à traverser tant les quêtes annexes sont répétitives, sonnent finalement bien creux. Des titres spectaculaires jusqu’à la démesure ont fini par décevoir leur public, à l’image de Red Dead Redemption 2 qui, non content d’être assez chaotique à force de complexité, a broyé ses développeurs à coups de crunch, s’attirant ainsi les foudres des joueurs les plus consciencieux.
Quels modèles pour les jeux de demain ?
Dead Cells est un exemple de jeu hybride réussi. Si nous reprenons la liste des critères qui font d’un titre un jeu casual, nous nous apercevons que Dead Cells joue avec les codes de manière intelligente pour satisfaire un public large. Les explications de Thomas Vasseur au sujet de la palette de couleurs qu'il a utilisée pour créer une identité visuelle singulière et se démarquer des Dark Souls sont édifiantes à cet égard. Il a voulu s’extraire de la direction artistique assez monolithique que l’on peut trouver dans ce genre de titre. C’est-à-dire s’écarter des ambiances dramatiques baignées dans l’obscurité et les dégradés de gris et de marron. Il a choisi de développer un univers saturé de bleu et de violet avec des ambiances lumineuses plus contrastées, proche de ce que l’on peut trouver dans les jeux casual.
Les explications de Mathieu Pistol au sujet de la jouabilité montrent également comment l’équipe de Motion Twin est parvenue à rendre les contrôles agréables et à donner un sentiment de fluidité aux joueurs. Lors d’un saut, le joueur se téléporte sur la plateforme qu’il tentait d’atteindre même s’il l’a en réalité raté de peu. Lors d’un combat, l’avatar se retourne seul pour atteindre un ennemi placé derrière lui. Ces petits arrangements permettent aux joueurs de prendre plaisir à jouer sans perdre un temps précieux à maîtriser des mécaniques obsolètes. Sébastien Bernard explique cette démarche :
“On a passé beaucoup de temps à essayer d’isoler tout ce qu’on appelle les corner-case. C’est-à-dire tous les scénarios d’échec qui ne sont pas des échecs de challenge mais des échecs d’ergonomie.”
Alors, on fait la paix ?
En somme, la casualisation n’est ni à proprement parler une dégradation ni une révolution. Il s’agit de la continuité logique d’une démarche d’optimisation pour un divertissement performant débarrassé de conventions surannées. On peut légitimement se demander quel est encore l’intérêt d’attribuer un nombre de vies limité au joueur. L’industrie vidéoludique est sortie depuis bien longtemps du modèle des arcades qui motivait ce mécanisme. L'objectif était alors d'obliger les joueurs à remettre une pièce dans la machine. Le casual gaming permet d’interroger ces héritages et de les remettre en question pour améliorer l’expérience de jeu.