Les genres auxquels appartiennent les jeux vidéo sont des indicateurs. Ils répondent à des codes qui permettent aux joueurs de savoir si leurs attentes seront satisfaites. Il s’agit d’un pacte de lecture entre les développeurs et les joueurs. Que devons-nous nous attendre à trouver dans les jeux d’empathie ?
Qui détermine les catégories vidéoludiques ?
Il n’existe pas de classification universelle des jeux vidéo. Les genres vidéoludiques auxquels se réfèrent les studios, éditeurs et distributeurs ne correspondent pas forcément à ceux décrits par les critiques, les universitaires ou les joueurs. Cela s’explique par l’utilisation que ces différents acteurs font de ces termes. Certains les emploient dans une stratégie marketing, d’autres pour déceler les évolutions de ce médium, ou tout simplement pour décrire avec autant de précision possible une expérience de jeu.
Les critères qui définissent une catégorie de jeux ne font pas l’unanimité. Certaines conditions reviennent cependant assez régulièrement. Les jeux vidéo sont ainsi regroupés en fonction des mécaniques sur lesquels ils reposent et des univers fictionnels dans lesquels ils s’inscrivent. Il n’est toutefois pas rare qu’un jeu appartienne à plus d’une catégorie, ou qu’un nouveau genre naisse de la fusion de deux d’entre elles.
Tous les genres sont-ils porteurs du même message ?
A ce jour, les principaux genres vidéoludiques reconnus sont les jeux d'aventure, les jeux de rôle, les jeux de stratégie, les jeux de guerre, les jeux d'action, les jeux de combat, les jeux de tir, les jeux d'horreur, les jeux de plateforme, les jeux de sport, les jeux de simulation et les jeux musicaux...
Une tendance s’en dégage. La majorité de ces genres renvoie à des situations de conflit dans lesquelles la victoire prime sur la paix, la compétition sur la collaboration et le contrôle sur la communication. On constate une certaine homogénéité parmi les titres les plus populaires.
Le paysage vidéoludique connaît cependant des mutations et tend à se diversifier. La casualisation et la concurrence encouragent les studios à innover pour se démarquer. Ils donnent ainsi naissance à de nouveaux genres aux appellations parfois floues. C’est le cas des empathy games.
Comment définir les empathy games ?
Comme nous l’avons souligné plus tôt, il existe plus d’une manière de classer les jeux vidéo. Dans la section qui suit, nous allons essayer de trouver les points communs entre les différents titres d’un corpus de jeux afin de définir ce nouveau genre.
Storyline : des scénarios emprunts de profondeur
Les empathy games peuvent être considérés comme un sous-genre des serious games. Comme leur nom l’indique, ces jeux abordent des thèmes sérieux voire sensibles et poursuivent des ambitions éducatives plutôt que de divertissement. Les scénarios proposés peuvent dès lors s’avérer pesants. C’est le cas de Finding Home (2017), un jeu mobile développé par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés en Malaisie. Dans ce titre, le joueur assiste Kathijah, une réfugiée musulmane âgée de seize ans, et prend des décisions qui pèseront sur le sort de la jeune fille.
Finding Home (2017), UNHCR Malaysia
Gameplay : l’humilité comme mécanique de jeu
Le scénario d’un jeu vidéo ne saurait cependant suffire à déterminer le genre auquel il appartient. Les jeux vidéo se caractérisent avant tout par leur interactivité et l’agentivité qu’ils confèrent au joueur. Comme l’explique Martin Sahlin, l’un des concepteurs de Unravel (2016), dans une conférence donnée en 2017 à l’occasion de la GDC, la plupart des jeux vidéo confèrent du pouvoir et des aptitudes surnaturelles aux joueurs. Ils leur donnent un sentiment de toute puissance. Les empathy games prennent le contrepieds.
Kellee Santiago, qui a produit Journey (2012), partage cette approche. Elle explique que “In video games you’re very powerful. You’re usually immediately given a weapon of destruction… We wanted to see what would happened when we took all that power away.” [Dans les jeux vidéo, vous êtes très puissant. Vous recevez généralement une arme de destruction dans les premières minutes du jeu… Nous voulions voir ce qui se passerait si nous privions les joueurs de ce pouvoir.] Les jeux d’empathie permettent à des joueurs qui bénéficient d’un certain nombre de privilèges sociaux de faire l’expérience de l’impuissance.
Unravel (2016), Coldwood Interactive
Quelles sont les limites de ce sous-genre ?
Les empathy games ne sont pas de simples jeux à portée éducative. Les sujets sensibles qu’ils abordent invitent à la précaution. Cette pratique peut rapidement apporter certaines dérives comparables au dark tourism (tourisme macabre). Cette tendance récente et problématique consiste à visiter des lieux étroitement associés à la mort, à la souffrance ou à des catastrophes, comme Tchernobyl. Elle contribue à transformer des sujets graves et des lieux de recueillement en divertissement.
Lisa Nakamura, une chercheuse Américaine, a ainsi théorisé la notion d’identity tourism. Elle l’utilise pour décrire un processus qui permet aux joueurs de s'approprier une identité qui n’est pas la leur. Il peut s’agir d’une identité de genre (femme/homme/autre) ou d’une ethnie. Elle explique que cette pratique peut entraîner la marchandisation et la standardisation de certaines cultures, au point de les réduire à des stéréotypes. On peut alors parler d’appropriation culturelle et de digital black face.
Auteurs : sortir de l’universel pour entrer dans l’intime
Les empathy games ne reposent pas sur cette inquiétante dérive du roleplay. Ils reposent sur l’expérience personnelle et intime de leurs auteurs. C’est par exemple le cas de Hyper Light Drifter (Heart Machine, 2016) qui plonge le joueur dans un univers suffoquant qui “métaphorise le fatalisme de son [concepteur], Alex Preston, atteint d’une maladie congénitale du coeur” (Source: Game Next Door).
On peut également mentionné Mainichi (“tous les jours” en Japonais) qui, selon sa conceptrice Mattie Brice “is commonly used as an example of how to teach cisgender people about the trans experience” [est fréquemment cité à titre d’exemple permettant de sensibiliser les personnes cisgenre à l’expérience des personnes trans]. Elle explique que ce jeu “stands as a commentary of how we currently use game design for broad strokes of universal experiences instead of the hyper-personal, and often exclude minority voices.” [est une critique de la manière dont le game design est actuellement utilisé pour dépeindre grossièrement une expérience universelle plutôt qu’un récit de l’intime, et qui invisibilise souvent la parole des minorités]. Mattie Brice va à contre-courant en affirmant que l’industrie vidéoludique surestime l’importance des joueurs (“Players are overrated”) et que les jeux vidéo ne cessent pas d’exister sans leur présence. Elle emprunte cette posture volontairement provocatrice pour défendre la reconnaissance du statut d’auteur dans ce milieu.
Mainichi (Mattie Brice)
Empathy games : une nouvelle manière de s’adresser aux joueurs ?
Certains joueurs éprouvent un sentiment de toute-puissance lorsqu’ils expérimentent le frisson du danger à travers un jeu vidéo. D’autres, et peut-être plus particulièrement certaines des personnes qui appartiennent à des minorités culturelles et sociales, sont moins susceptibles de se percevoir comme des héros dans des jeux violents qui les mettent dans une situation d’hypervigilance susceptible de réveiller des traumatismes.
Les jeux d’empathie, en dépit des sujets pesants qu’ils abordent, offrent un sentiment de sécurité aux joueurs. Selon Mattie Brice, ces jeux sont des outils d’introspection. Elle propose de s’inspirer du kink (fétiche, fantasme) et de lui emprunter des pratiques d’aftercare (postcure) afin d’accompagner les joueurs lorsqu’ils entrent ou sortent de l’espace fictionnel. Elle estime que les jeux vidéo ne sont pas de simples divertissements. Selon elle, les émotions parfois intenses et violentes qu’ils provoquent ont des effets bien réels et tangibles sur les joueurs même une fois la session de jeu achevée. Qui n’a jamais été bouleversé par un jeu au point d’y réfléchir plusieurs jours durant ?
Plus qu’un sous-genre, une posture militante
Les jeux d’empathie appartiennent à une contre-culture vidéoludique qui entend tenir l’industrie vidéoludique responsable des valeurs qu’elle promeut. Ils interrogent la notion de pouvoir. Cependant, comme le souligne Mattie Brice, l’émergence de ce genre ne doit pas servir d’excuse aux concepteurs de titres d’autres catégories pour occulter ces enjeux. Il est indispensable que ces réflexions soient prises en compte lors de la production de jeux vidéo à gros budget et ne soient pas l’apanage des studios indépendants.
Sources
- Irene Chien, "Journey into the techno primitive desert", Gaming representation, race, gender and sexuality in video games, 2017.
- Mattie Brice, "Mainichi"
- Mattie Brice, "Empathy Machine"
- Lisa Nakamura, "Race In/For Cyberspace: Identity Tourism and Racial Passing on the Internet", 2001.
- Mattie Brice, "Death of the Player"
- Mattie Brice, "Play and Be Real About It - What Games Could Learn From Kink"