Alors que la plupart des biens de consommation culturels bénéficient d’un statut stable et s’inscrivent dans une classification hiérarchisée par genres ou par courants, le prestige du jeu vidéo est resté longtemps l’objet d’âpres débats. Les avis divergent lorsqu’il s’agit de définir les jeux vidéo comme un divertissement, une pratique sportive ou une expression artistique. La dichotomie entre le casual et le hardcore gaming vient à nouveau rebattre les cartes.
Quelle méthodologie pour analyser les jeux vidéo?
La recherche universitaire s’est souvent reposée sur ses acquis en envisageant les jeux vidéo comme la somme d’autres produits culturels. Les chercheurs ont toutefois trouvé les limites des méthodes empruntées à des disciplines telles que le cinéma ou la littérature. L’émergence d’une discorde entre les narratologistes, adeptes de l’étude des scénarios, et les ludologistes, focalisés sur le gameplay, a mis en évidence la singularité du jeu vidéo. Il est désormais admis que ce média protéiforme défie les étiquettes. Les jeux vidéo requièrent une approche mixte ainsi que des outils d’analyse et des grilles de lecture spécifiques.
Jesper Juul est l’un des théoriciens les plus emblématiques des game studies et livre une expertise pointue sur la casualisation des jeux vidéo. On lui doit notamment l’ouvrage de référence A Casual Revolution: Reinventing Video Games and Their Players (2009) ainsi qu’un blog dédié aux jeux vidéo que vous pouvez retrouver ici : The Ludologist. Il retient cinq critères pour définir un jeu casual.
1. La fiction
Jesper Juul trace une ligne de démarcation nette entre les univers de jeu qui proposent un environnement hostile ou amical. Les premiers sont associés aux jeux hardcore qui situent leur action dans un milieu destiné à susciter des émotions fortes à valeur “négative”: la peur, la violence, le gore, la mort, etc. Cette ambiance repose autant sur le scénario du jeu vidéo que sur son graphisme ou son gameplay à travers les interactions possibles entre les personnages et avec l’environnement.
Les seconds utilisent une palette de couleurs plus vives et des thématiques moins pesantes psychologiquement. On peut juxtaposer des titres comme The Witcher et Overcooked pour obtenir un contraste saisissant. Bien entendu, ces jeux appartiennent à des genres vidéoludiques qui conditionnent les codes auxquels ils adhèrent. Cependant, certains studios se montrent flexibles et n’hésitent pas à revisiter certaines conventions établies. Il devient dès lors difficile d’élaborer une distinction entre le hardcore et le casual gaming qui ne serait fondée que sur les genres vidéoludiques.
2. L’utilisabilité
Il ne faut pas confondre l’utilisabilité avec l’accessibilité. Cette dernière est une notion développée par les théoriciens des disability studies et concerne l’adaptabilité des supports pour les personnes en situation de handicap.
Le concept d’utilisabilité renvoie à l’intuitivité d’utilisation de l’interface. Ces mécanismes peuvent être implicites ou explicités dans un livret fourni avec le jeu précisant la fonction des touches de la manette. Les explications peuvent également être délivrées dans les premières minutes du jeu grâce à un tutoriel intégré ou un mode démo facultatif. Les jeux mimétiques qui reposent sur le touchscreen (écran tactile), Kinect ou encore Wiimote sont résoluments casual à cet égard.
3. L’interruptibilité
Les jeux vidéo peuvent s’avérer chronophages et réclamer aux joueurs d’y investir énormément de temps. Contrairement aux hardcore gamers, les joueurs casual ne disposent pas de longues plages horaires à dédier à des sessions de plusieurs heures. Les jeux doivent ainsi s’adapter à leur rythme de vie et se glisser facilement entre deux activités. L’interruptibilité repose donc sur la sauvegarde automatique ainsi que sur des niveaux rapides à compléter. Un casual gamer peut ainsi jouer deux heures par jour mais de manière fragmentée.
4. La difficulté
La difficulté n’est pas une valeur absolue mais relative et évolutive. On parlera plutôt de courbe de difficulté. Plutôt que de miser sur les compétences techniques dont disposent déjà les joueurs initiés, les jeux casual permettent à un public moins expérimenté de développer les aptitudes nécessaires pour les compléter au fil des niveaux. Un autre aspect à prendre en compte est la sévérité du gameplay en cas d’échec. Un jeu où vous ne disposez que d’un seul essai et que vous devez reprendre entièrement à zéro à chaque nouvelle tentative peut s’avérer décourageant. Les studios qui souhaitent toucher un public plus large proposent ainsi plusieurs degrés de difficulté ou des points de sauvegarde réguliers.
5. La juiciness
Ce concept fait référence aux retours que le joueur obtient : score, niveau passé, contenu débloqué, etc. Ces informations peuvent être rares ou abondantes, apparaître discrètement dans un coin de la fenêtre de jeu ou l’envahir à la manière d’un feu d’artifice. Il est aussi possible qu’elles soient divulguées pendant la session de jeu ou à la fin de celle-ci dans un récapitulatif. Jesper Juul estime ainsi que les jeux casual récompensent davantage les joueurs que les jeux hardcore. On peut donner en exemple Candy Crush Saga. Un seul déplacement suffit souvent à déclencher une série de succès en cascade. La voix off qui scande ensuite Sweet,Tasty, Divine, Delicious ou Sugar Crush remplit la même fonction galvanisante.
Des catégories poreuses
De l’aveu même de Jesper Juul, de nombreux jeux font figure d’exception. Celeste, pour ne citer que lui, est un platformer d’action et d’aventure qui aborde des sujets assez sombres mais qui épaule et guide le joueur dans la gestion de ses émotions en l’encourageant.
Développé de manière indépendante par Matt Makes Games, Celeste est un jeu difficile qui dispose d’un mode assist qui, loin de culpabiliser les joueurs y ayant recours, propose des messages bienveillants. Les hardcore gamers peuvent quant à eux prendre plaisir à speedrunner ce platformer. On assiste ainsi à une multiplication des titres qui participent au décloisonnement entre le casual et le hardcore gaming de manière intelligente en se mettant à la portée des joueurs les moins aguerris sans renoncer à la profondeur chère aux passionnés.
Certains redoutent une homogénéisation des jeux vidéo. Pourtant, la casualisation impose de nouvelles contraintes qui ne sont pas antinomiques avec l’originalité et l’innovation.