Plus grande société de jeux vidéo en Europe, Ubisoft s’est doucement fait une place de choix dans l’industrie vidéoludique depuis sa création en 1986. Sachant jongler avec les genres, les univers et les époques, le studio français a aujourd’hui un catalogue bien fourni qu’il ne cesse d'actualiser. Mais cela n’est-il pas en train de se retourner contre lui, n’exerce-t-il pas, depuis quelques années, du recyclage au profit de l’innovation et de la réinvention ? C’est ce que nous allons essayer de voir ici.
Cet article n’est pas une biographie d’Ubisoft. Il va principalement porter sur les jeux et licences produits et développés par le studio.
Ubisoft : une image forgée par ses licences phares
Rentrons de suite dans le vif du sujet. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque la marque Ubisoft, ce sont principalement les jeux suivants qui résonnent dans les esprits : Assassin’s Creed, Far Cry, The Division, Watch Dogs, Ghost Recon (les deux derniers opus) et Just Dance. Bien que des certains Rayman, Splinter Cell et autres Prince of Persia ont fait, fut un temps, la renommée du studio français, ce sont aujourd’hui ceux issus de ce panel-là qui sont les plus populaires. Et cela fait désormais plus de dix ans qu’ils nous sont servis à toutes les sauces, pratiquement chaque année.
L’open world selon Ubisoft
Avant tout, il est intéressant d’essayer de comprendre pourquoi ces licences sont devenues si populaires et continuent encore aujourd’hui d’avoir des suites. Prenons la série la plus représentative de ce phénomène : Assassin’s Creed. Véritable révolution dans la manière d’aborder un monde ouvert et de s’y mouvoir, le premier épisode de la franchise, bien qu’imparfait, a su trouver son public et donner naissance à un petit frère : Assassin’s Creed II. C’est avec lui qu’Ubisoft va trouver la recette idéale, qui ne cessera d’être agrémentée de nouveaux ingrédients par-ci par-là :
- Prenez une époque ayant marqué l’histoire de notre civilisation.
- Construisez-y un monde ouvert réaliste et cohérent.
- Placez-y des tours d’observation que le joueur devra atteindre afin de dévoiler son environnement.
- Y introduire un conflit sans fin entre deux clans bien distincts.
- Ajouter un protagoniste se battant pour l’un des clans, celui des braves gens de préférence. Tentez de le rendre charismatique.
- Donner à votre personnage principal une grande aisance de mouvement, il doit pouvoir aller là où bon lui semble.
- N’hésitez pas à y ajouter de nombreuses activités annexes, n’ayez pas peur, le tout doit être bien bourré en remplissage.
- Enfin, si l’envie vous en prend, parsemez de micro-transactions ici et là, ce n’est pas obligatoire, mais cela peut s’avérer fructueux.
Assassin's Creed Revelations
Bon, nous sommes ici face à la recette des Assassin’s Creed, et oui la dernière étape n’est apparue que plus récemment. Mais pour les autres jeux, c’est globalement les mêmes ingrédients à peu de choses près, notamment les étapes numéro trois et sept.
Vous l’aurez sans doute vite compris, Ubisoft a su innover et proposer des mécaniques attrayantes avec chacun des premiers jeux cités plus haut. Une fois la base bien solide, il a seulement fallu faire du peaufinage au fil du temps. Mais à quel prix ? Celui de la répétition bien entendu. On en parlait plus précisément dans l’article sur les open world et la répétitivité.
Des suites à tout va, en perte d’intérêt
L’avantage d’avoir un catalogue aussi varié permet à Ubisoft de maintenir un rythme de sortie constant. Le succès de leurs jeux encourage encore et toujours à leur développer des suites. Pour la plupart d’entre eux, ce sont des titres qui s’adressent à des joueurs peu exigeants et très variés, le public sera donc toujours au rendez-vous. Le souci ici n’est pas le simple fait de faire une suite à un jeu, mais plus précisément le fait d’en développer sans arrêt, comme si c’était un automatisme. Pour imager un peu le côté abusif de cette pratique, il n’y a qu’à se pencher sur le nombre de jeux Assassin’s Creed sortis depuis 2007, ou de Far Cry depuis 2004 :
- Assassin’s Creed compte dix opus “principaux”, douze en comptant Liberation et Rogue, et près de vingt en incluant les épisodes Chronicles, les jeux portables et mobiles. Et encore, la série accueillera bientôt le petit dernier.
- Far Cry regroupe quant à lui cinq épisodes canon, mais plus précisément sept opus en considérant Primal et New Dawn, sortis comme des jeux à part entière.
On ne s'attardera pas sur Just Dance qui, comme les jeux de sport, bénéficie d’une sortie par an afin de coller à l’actualité musicale.
Nous avons donc affaire ci-dessus à deux des plus grosses séries du studio, ayant un rythme de sortie effréné allant d’un jeu par an ou deux environ. Parmi les deux exemples, Far Cry illustre plutôt bien l’évolution des différents jeux d’une même licences.
De l’amélioration progressive à la stagnance constante.
Le premier Far Cry, développé par Crytek et édité par Ubisoft, est sorti en 2004. Bien qu’ayant été boudé par les joueurs sur le plan scénaristique, le jeu s’en sortait à merveille du côté des graphismes, des détails, des animations et de la végétation de son île tropicale. Le nouveau moteur CryEngine ne laissait pas indifférent, couplé à un gameplay très nerveux, vous obteniez là une pure expérience d’action à la première personne. C’est Ubisoft qui sera par la suite chargé du développement et de l’édition de la franchise. Il faut attendre quatre ans pour pouvoir poser les mains sur la suite : Far Cry 2.
Far Cry
Différent du premier sur plusieurs points, le jeu adopte une approche plus réaliste. Il se déroule en Afrique et le joueur est atteint de la malaria, ce qui le force à se soigner régulièrement grâce à des médicaments. Toujours plus immersif, la gestion de l’environnement et de la végétation avec le feu, les balles et les explosions est surprenante de réalisme. Les armes s’enrayent et le joueur doit se repérer dans le monde ouvert grâce à une boussole et une carte en papier. Un deuxième opus très novateur donc, qui a su conserver les bons points du premier tout en s’améliorant. Encore une fois, c’est quatre ans plus tard que sort le troisième jeu de la licence : Far Cry 3.
Far Cry 2
Nous sommes en 2012, Far Cry 3 sort un mois après Assassin’s Creed III. Le jeu est une sorte de fusion entre les deux opus précédents, mélangeant le gameplay furieux et plus arcade du premier au réalisme et à la liberté du second. Il se déroule à nouveau sur une île tropicale, notre héros a plus de charisme et de prestance, le jeu est beau, fun, on peut chasser, faire du craft, choisir son approche lors des phases d’action, il y a un arbre de compétences, l’antagoniste (Vaas) est encore l’un des plus aboutis du jeu vidéo à ce jour… bref, c’est l’épisode de la concrétisation. Ubisoft Montréal signe ici l’épisode quasi parfait. Tellement parfait que depuis, la série n’est plus que l’ombre de Far Cry 3.
Far Cry 3
Car oui, si l’on se penche sur l’essentiel de chaque jeu ayant suivi, tous les ingrédients du troisième opus sont repris et additionnés à quelques ajouts mineurs. Far Cry 4 mettait par exemple en avant la wingsuit illimitée, la possibilité de chevaucher un éléphant et la conduite de véhicule volant. À part ça, le jeu gardait la même structure que le précédent : un vaste monde ouvert comportant des activités annexes et des camps ennemis à vider, de la chasse, du craft, un système de compétence, un gameplay similaire et un antagoniste plus ou moins charismatique. D’ailleurs, la présence d’un “grand méchant” tel que Vaas de Far Cry 3 s’inscrit également dans cette mécanique de recyclage. Malheureusement, le fantôme de ce dernier n’a jamais cessé de planer sur ses successeurs.
Pour résumer, depuis le troisième jeu de la licence, chaque titre a l’air d’être un Far Cry 3 avec un filtre changeant son ambiance et ses personnages, tout en ajoutant quelques nouvelles mécaniques :
- Far Cry 4 (2014) : filtre Himalaya + wingsuit, éléphants, véhicule volant ;
- Far Cry Primal (2016) : filtre préhistorique + dressage d’animaux + mention spéciale à la réutilisation de la carte de Far Cry 4 ;
- Far Cry 5 (2018) : filtre Montana + création de personnage, recrue de compagnons, plusieurs fins ;
- Far Cry New Dawn (2019) : filtre Montana post-apocalyptique + quelques mécaniques de RPG.
La comparaison des cartes de Far Cry 4 et Far Cry Primal
Ce qui est critiquable ici, n’est pas uniquement le fait que tous les jeux se ressemblent, mais surtout le fait qu’ils se ressemblent ET qu’ils sortent à intervalle bien trop régulier, un jeu tous les deux ans en moyenne. La nostalgie ou l’envie de se replonger dans un jeu similaire n’a même pas eu le temps de mûrir qu’un nouvel opus est déjà sorti.
Déjà-vu
On a beaucoup parlé de Far Cry, mais le constat est le même pour les autres jeux cités au début du premier chapitre. Reprenez cette notion de filtre et d’ajout de mécaniques et vous obtenez les suites d’Assassin’s Creed, The Division, Watch Dogs et Ghost Recon : Wildlands. Des jeux qui sortent, de la même manière que notre exemple principal, de façon très régulière. Alors oui, Assassin’s Creed a opéré un changement de taille avec Origins en 2017, puis avec Odyssey en 2018. Mais ne faut-il pas désormais se méfier des prochains épisodes, qui reprendront sûrement les mêmes mécaniques, encore et encore, jusqu’au prochain changement de façade.
Pour en finir avec ce chapitre bien trop long, l’idée de parler de ce sujet m’est venue en jouant à The Division 2. Le premier épisode proposait une expérience vraiment prenante et immersive, dans un monde post-apocalyptique très plausible. Le jeu proposait également d’être parcouru entièrement en multijoueur, misant grandement sur l’aspect coopération. Ce dernier point paraît extrêmement lambda aujourd’hui mais à la sortie du jeu en 2016, c’était assez novateur. Une expérience assez nouvelle donc, invitant le joueur à prendre son temps et à explorer un New York hivernal très réaliste. En jouant à The Division 2, le seul changement remarquable fût le fait d’évoluer dans la ville de Washington, en pleine saison estivale. Le jeu, malgré un “end game” plus élaboré, m’a paru être exactement le même que le premier mais sans son ambiance si particulière. Et le constat qu’il en est ressorti a été : pourquoi jouer à ce deuxième jeu, alors que c’est le même que le premier, en moins bien ?
The Division 2
C’est bien sûr un ressenti purement personnel, et c’est un sentiment qui peut s’exprimer sur une multitude de jeux, pas seulement d’Ubisoft. Mais additionnez cela au problème évoqué plus haut et vous accentuez cette sorte de lassitude et de ras-le-bol.
Quid des autres licences et des jeux plus “indépendants” ?
En amont de ces principaux triples A très actifs, Ubisoft continue de développer d’autres jeux qui bénéficient généralement d’une moins grande communication et mise en avant. Ce sont parfois des jeux plus ”spécialisés” qui s’adressent à un public moins général. Les séries des Anno et des Settlers en sont un parfait exemple. Et bizarrement, le sentiment de redondance n’y est pas aussi présent, peut-être grâce à un rythme de sortie plus aléatoire, ou par le fait que ces jeux ont plus tendance à se renouveler.
Autre chose très intéressante, en 2014, Ubisoft sort deux jeux aux allures plus indépendantes : Child of Light et Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. L’un est un RPG, l’autre un jeu d’aventure et de réflexion. Le fait de s’orienter vers quelque chose de nouveau et plus simpliste rappelle un peu les premiers succès du studio. Malheureusement, encore aujourd’hui, ces deux petites expériences restent bien trop seules dans le long catalogue d’Ubisoft de ces dix dernières années. Le marché du jeu mobile et de ses micro-transactions ayant plus l’air d'attirer l’oeil du studio…
Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre
À côté de ça, il ne faut pas manquer de saluer tout de même la création de triples A plus novateurs et originaux. Pensons ici à Steep et surtout For Honor. Les deux jeux ont chacun leurs défauts, mais ils ont tout de même réussi à chambouler un peu nos habitudes vis-à-vis des expériences Ubisoft. Peut-être qu’ils auront des suites, mais il reste juste à espérer qu’elles ne tomberont pas dans la rengaine du studio.
Des licences mises de côté et aujourd’hui réclamées
Bon, il est maintenant temps de parler de Rayman ! Notre cher Rayman ! Représentation de l’esprit créatif d’Ubisoft. De sa faculté à créer des mondes enchanteurs et cohérents, à la fois enfantins, naïfs et matures. Du moins, c’est l’image que renvoyait le studio fût un temps. Et il ne faut pas oublier que c’est avant tout Michel Ancel qui est derrière le personnage. Mais alors, qu’en est-il de Rayman à présent ? Son retour en grande pompe en 2011 avec Rayman Origins avait ravi de nombreux joueurs, sa suite en 2013, Rayman Legends, ne laissa pas insensible non plus. Puis depuis, rien. Il y a certes les jeux mobiles qui reprennent l’essence de ces deux derniers mais sinon, rien. Est-ce un problème ? Pas spécialement. Combien de joueurs attendent un Rayman 4 officiel ? Beaucoup. Et il sortira sûrement un jour, c’est ça qui nourrit l’engouement et l’attente autour du jeu. Si Ubisoft nous avait habitués à sortir un Rayman tous les deux ans, il n’y aurait pas ce sentiment de mystère et d'espérance. Et puis, souvenez de ce que dit Aragorn : “Il y a toujours de l’espoir”. Car oui, si les joueurs n’en finissent pas d’espérer une véritable suite, il en va de même pour Michel Ancel qui avait posté ce message en 2017 sur son compte Instagram :
“Hier, j’ai rencontré Rayman pour de vrai, dans un magasin d’objets d’occasion. Loin de sa gloire passée, cherchant de l'aide... Pathétique. Après Wild, après BGE2, nous devons le ramener pour sa quatrième aventure. Ne laissez pas les héros mourir !”
Et d’ailleurs, Beyond Good & Evil 2 a fait parler de lui pour la première fois en 2008. Ce n’est seulement qu’à l’E3 2017 qu’il a été présenté officiellement lors de la conférence Ubisoft. Bien que le jeu ai connu de multiples péripéties durant sa création, Ubisoft compte bien nous livrer un jeu de la meilleure qualité possible, selon les dires du PDG Yves Guillemot. BGE2 est, en effet, très ambitieux et l’on sent bien qu’il prendra le temps qu’il lui faut pour se finaliser. C’est assez amusant de constater comment les jeux créés sous la tutelle de Michel Ancel ont l’air d’être mis sur un piédestal.
Enfin, on peut évoquer la série des Splinter Cell. Le dernier épisode est sorti en 2013 et beaucoup espèrent l’annonce d’un nouvel opus. Et ici encore, la longue attente, dans l’ignorance, d’un prochain volet joue énormément sur la joie que provoquera son éventuelle annonce officielle.
Cet engouement autour de la sortie d’un jeu a été parfaitement illustré avec l’annonce de Red Dead Redemption II. Le 16 octobre 2016, Rockstar Games publie sur son compte Twitter une image présentant le logo du studio sur un fond rouge :
Voilà, il n’en faut pas plus pour affoler toutes les foules et laisser entrevoir l’officialisation d’une suite à Red Dead Redemption. Six ans d’attente, à espérer, pour huit ans d’attente globale, jusqu’à la sortie. Le résultat serait-il le même si demain, Ubisoft dévoilait le logo du prochain Assassin’s Creed ?