Portrait d'Audre : des jeux video queer made in France

Portrait d'Audre : des jeux video queer made in France

Portrait d'Audre : des jeux video queer made in France

Vous vous êtes peut-être déjà interrogé sur le processus de création d’un jeu vidéo. Faut-il obligatoirement savoir coder ou dessiner ? Est-on obligé de mener son projet seul au fond de son garage, ou peut-on facilement former une petite équipe ? Quels sont les avantages et les inconvénients du français et de l’anglais ? Audre, l’auteurice de Gender Quest a accepté de répondre à une quinzaine de questions pour nous aider à comprendre le processus de création d’un jeu queer. Audre est une personne gender fluid / non-binaire de 26 ans. Iel est lae vice président·e du Rassemblement Inclusif du Jeu Vidéo (RIJV), une association qui organise des ateliers pour apprendre à faire des jeux gratuitement. Audre est titulaire d’une licence d’informatique et a suivi un master Education et Technologie avant de se réorienter vers un master Science du jeu.

  • D’où vient ton attrait pour les JV ?

Mon père est informaticien. Il y a toujours eu un ordinateur à la maison, sur lequel il jouait notamment à Need for speed. Avec mes adelphes, on a pu jouer très tôt à des jeux adaptés à notre âge. Clic-d'api, Paddington, Arc-En-Ciel, et plus tard Lego-star wars. Il y avait aussi un jeu avec un chien qui cherchait son os. Je n'ai plus le nom en tête, mais on a passé des heures dessus.

J'ai fortement diminué mon temps de jeu au collège. À cette époque, j’essayais de m’intéresser aux mêmes choses que mes amis pour me fondre dans le moule. Il m'arrivait de jouer à des petits jeux flash, ou à Track mania, mais j'ai fini par arrêter aussi. J'ai repris les petits jeux au lycée, quand j’ai eu un téléphone. J’ai joué à tous les jeux casual possibles.

  • Tu as fait une école spécialisée dans le JV ?

Pas tout à fait ! J'ai longtemps voulu être acteurice ou auteurice mais on m’a poussé vers la filière scientifique. La licence d'informatique était un environnement assez sexiste et, comme j'étais perçu·e comme une femme, je me suis pris à peu près toutes les remarques possibles et imaginables. Je n’utilisais pas le bon matériel pour coder, pas le bon système sur mon PC et pas un bon PC de toute façon. J'étais un·e “fake geek”, mon rire n'était pas féminin, etc. Par chance, je connaissais toutes les filles de la licence et on se serrait les coudes. 

Finalement, le jeu vidéo a été un moyen de mettre ma licence en informatique au service de ce que j'aime vraiment faire : raconter des histoires. En ce moment, je fais un mémoire au sujet de la relation entre les personnages queer et joueur·euses queer. 

  • Quand as-tu commencé à créer des jeux ?

J’ai fait mon premier jeu en master, c’était une histoire d’amour lesbienne avec une fin heureuse. J’étais terrifié au moment de le pitcher devant la classe et j’ai quitté la salle en larmes. Mes profs m’ont rattrapé et encouragé. L’un d'eux m'a parlé du RIJV et du hackerspace du Reset. Je suis allé à la Paris game queer qui se tenait à la Mutinerie. Quand j'ai découvert les jeux queer et le travail d’Anna Anthropy, je me suis dit : c’est ça, c'est ce que je veux faire ! Finalement, je n’ai pas réussi à terminer ce jeu. Je venais de réaliser que je n'étais pas cisgenre, c’était une période compliquée. J'ai commencé à suivre des twittos parlant de jeux queer et quelques mois plus tard je faisais mes premières game jam.

  • C’est compliqué de faire un jeu de A à Z ?

Oui, c’est plutôt compliqué ! En dépit de mon background en informatique, je n'utilise que Ren'py et Bitsy. J'ai des idées de jeux de gestion et de plateforme, mais je ne peux pas me lancer tout de suite. J’ai besoin d’apprendre à utiliser des moteurs de jeux qui répondent à mes projets.

J’aime beaucoup les mouvements qui encouragent tout le monde à produire des jeux “faits maison”. Le problème, c’est que dans un jeu vidéo il y a du game design, de la programmation, du son, de l’image… Il faut avoir beaucoup de temps devant soi et savoir où trouver de l’aide, ne serait-ce que pour choisir les logiciels et les méthodes les plus simples pour débuter. Je pense que le secret, c'est de ne pas hésiter à visiter des forums un peu safe pour poser ses questions. Sinon, on ne s’en sort pas !

Ensuite, il peut y avoir la question du financement et de la distribution. Ça pose particulièrement problème lorsqu’on veut réaliser un jeu queer. Par exemple, si on regarde les aides du CNC, on s’aperçoit qu’ils demandent à ce que le modèle économique soit rentable. Or, je veux proposer mes jeux gratuitement ou à prix libre. Lorsqu’on travaille dans une démarche queer, on ne peut pas vraiment s’inscrire dans un modèle capitaliste et se reposer sur les artifices marketings traditionnels.

  • Qu’est-ce que ça t’apporte de participer à des game jam ?

J’ai subi beaucoup de harcèlement dans ma jeunesse et ça ne m’a pas rendu très sociable. C’est une des raisons pour lesquelles j’évite de travailler en groupe. Ça me permet surtout d'avoir un cadre clair, avec un thème et une deadline. Il m’arrive quand même de faire des exceptions !

J'ai fait une seule game jam en présentiel et en groupe : la self care jam du RIJV, en 2019. J’en garde vraiment un bon souvenir. J'étais avec un ami et on savait déjà qu'on voulait faire un jeu qui parlerait de la théorie des cuillères. Un mec qui programmait nous a abordés et j’avais peur que ça vire au mansplaining. Il n'avait jamais entendu parler de cette théorie. C’était un sujet important à nos yeux, le projet était lié à notre expérience personnelle de la maladie chronique et de la neuroatypie. Il nous a écoutés lui expliquer, puis il a dit "Ok,  je comprends. Comment vous voyez le jeu ?". Une quatrième personne nous a rejoints. Je craignais de devoir faire des concessions et qu’ils m’imposent leur vision. Finalement, c’était super safe et bien organisé. Ça m'a donné envie de refaire des jam.

En tout, j’ai dû en faire une demi-douzaine. Il n’y a pas beaucoup de game jam queer en France, donc je participe à des jam en ligne. Elles ont aussi l’avantage de durer plus longtemps ! Ça me met moins de pression, c'est plus facile avec mes problèmes de santé.

  • Qu’est-ce que tu penses des personnages Trans dans les JV ?

J'ai toujours réussi à éviter les représentations transphobes dont j'ai entendu parler. Ce que j’en sais provient surtout de lectures académiques comme Queer Game Studies (Ruberg & Shaw, 2017). Je ne peux parler que des jeux queer que je trouve sur Itch.io et dont j’aime beaucoup les personnages. Ils sont tous subtils et profonds. On sent que les gens ont mis tout leur coeur dedans.

Il y a tout de même des choses que j’aimerai voir plus souvent représentées. Des histoires moins personnelles, avec des personnages moins introspectifs. J'aimerais vraiment avoir un jeu badass avec des pouvoirs magiques et dont le personnage est hyper musclé, torse nu avec des cicatrices de mastectomie. J'aimerais un héros genderfluid qui me ressemble et des femmes trans qui sauvent le monde. 

Là, on notera que je dis ça, mais que moi non plus je ne fais pas ce genre de jeux ! J'adorerais produire quelque chose d’épique, mais je n’en ai pas les moyens techniques.

Maddy Thorson a confirmé que Madeline, l’héroïne de Celeste, est trans.

(Sur l’image, on aperçoit un drapeau arc-en-ciel et un drapeau trans sous l’écran du PC de Madeline)

  • Comment Gender Quest est-il né ?

Il est né pendant la pride month jam, en juin 2018. Je venais tout juste de découvrir Bitsy et j'ai commencé à construire le jeu. Rien n'était planifié. Je me posais dans un coin et je pensais "okay, mais où est-ce que j'ai découvert la non-binarité ? Ah, sur internet”. C’est comme ça que j’ai créé la salle avec des ordinateurs et des définitions. Tout le jeu est monté comme ça. Si on regarde le code du jeu, les personnages et les salles ne se suivent pas toujours chronologiquement par rapport à l’ordre dans lequel on les rencontre. Ça a rendu la traduction assez compliquée. Bitsy n’est pas vraiment fait pour faire tourner un jeu aussi lourd. Il a fallu jouer un peu avec les contraintes. Par exemple, Bitsy ne permet d’utiliser que trois couleurs. J’ai décidé d’utiliser celles du drapeau gender queer.

  • Définirais-tu Gender Quest comme un serious game, un empathy game, un visual novel… ?

C'est avant tout un jeu d'autobiographie romancé. Ça faisait huit mois que je m’identifiais comme non-binaire quand j’ai commencé à travailler sur Gender Quest. Je venais de me poser toutes les questions qu'on retrouve dans le jeu. L’objectif de ce jeu était qu’une personne en questionnement puisse recevoir un message de soutien. La transidentité, c'est très compliqué dans une société binaire. Le parcours est difficile, mais il en vaut la peine.

  • Est-ce que ta transidentité est reliée à ton expérience vidéoludique ?

L'expérience que j'ai de mon genre est extrêmement liée aux jeux. J'avais fait une ou deux crises de dysphorie en fin de licence et en début de master. Et puis j’ai joué à Acceptance, un jeu fait pour la JamForLeelah. En finissant d'y jouer je me suis dit "Ok, maintenant il faut que j'arrête de me voiler la face et que j'explore mon genre une bonne fois pour toutes". 

La plupart de mes amis LGBT+ n'ont aucune affinité avec les jeux queer ni les jeux plus mainstream comme Life is Strange.

A Normal Lost Phone (Accidental Queens)

  • Où est-ce que tu pioches l’inspiration pour tes jeux ?

Souvent, mes jeux partent d'expériences personnelles. Gender Quest m’a permis de faire le point sur ma non-binarité. Super Queeros existe parce que les réseaux sociaux parlaient toujours de qui est admissible ou pas dans LA communauté LGBT+ et que je voulais montrer qu'il existe une multitude de communautés LGBT+. Traverse la rue était là pour que je puisse jeter ma frustration de ne pas trouver d'emploi pendant le confinement

Il y a beaucoup de choses qui m'inspirent pour créer : le fantastique et la fantasy, la culture celtique, les animes et les mangas, les Wuxia (des films fantasy chinois), etc. Ça explique un peu pourquoi j’aime autant les histoires épiques teintées de camaraderie. Pour Gender Quest, j’ai peut-être aussi été influencé par la littérature jeunesse et plus précisément les romans d’initiation. En réalité, j’essaie de ne pas puiser dans ce qui a bercé ma jeunesse parce que c’était très hétéronormé. J’essaie de faire des choses que je ne voyais pas autour de moi.

Je pratique le théâtre en amateur depuis mes neuf ans et ça nourrit beaucoup ma réflexion vidéoludique. Par exemple, en théâtre d’impro, on peut utiliser le comique de répétition, mais avec l’obligation de faire avancer l’intrigue. Cette contrainte n’existe pas dans les jeux vidéo parce que les joueurs et les joueuses ne sont pas spectateurs, mais acteurs. Cette mécanique de l’absurde est présente dans Traverse la rue. La culture de l’échec et du try hard fait partie des jeux vidéo. Il y a donc des différences, mais aussi des similitudes entre théâtre d’impro et jeux vidéo. Par exemple, dans les deux cas, la fin est relativement ouverte.

  • Qu'est-ce qu'un jeu vidéo queer de ton point de vue ?

Je qualifie de queer un jeu qui parle de personnes ou de thématiques queer. J'ai aussi tendance à regarder par qui il a été produit, s’il sort d'un gros studio ou s'il est plutôt indépendant. De mon point de vue, un jeu vidéo queer doit aussi sortir un peu des circuits de production habituels. Par exemple, j'ai vu quelques images du gameplay de Tell Me Why qui me donnent l'impression que la représentation est très chouette, mais je ne le qualifierais pas de "queer game" parce que les studios derrière sont énormes. Du coup, ça ne colle pas tout à fait avec ma définition actuelle. En bref, à mes yeux un queer game est fait par des personnes queer et porte un message queer dans son gameplay et sa narration.

Life is Strange et Tell me why (Dontnod)

  • Est-ce qu’il y a une avant-garde vidéoludique queer en France ?

Je ne sais pas ? Je dirais plutôt non, ou alors qu’elle a failli exister. J'ai commencé à lire Queer Game Avant Garde de Bonnie Ruberg, du coup, c'est une question que je me posepause beaucoup. On est plusieurs personnes queer en France à faire des petits jeux queer. Je ne suis pas sûr·e que tout le monde définisse ses jeux comme queer pour autant. J'ai plutôt l'impression que les queer games français apportent leur pierre à l'avant-garde internationale, sans véritable spécificité locale.

On ne se connait pas vraiment entre auteurs et autrices de jeux queer. On se suit sur twitter, itch.io ou sur discord, mais c'est très informel. Je ne sais pas combien nous sommes et je n'ai pas l'impression qu’on forme un réseau. Juste des points perdus dans l'espace. C’est dommage, j'aimerais trop parler à des gens qui font les mêmes trucs que moi !

Les rares fois où les queer games sont mentionnés en France, ça parle directement d’Anna Anthropy ou de Merrit Koppa. On ne fait pas vraiment partie de l'imaginaire collectif du monde vidéoludique français. Je dis ça comme un constat, pas comme un reproche. Il faut voir les avantages de l'invisibilité. La dernière fois que j’ai été harcelé sur le net, ça se limitait à deux messages anonymes sur Tumblr. Toucher une audience plus large comporterait aussi plus de risques.

  • Tu as commencé à traduire tes jeux en français. Pourquoi ?

J'ai voulu proposer Gender Quest pour qu'il soit dans le "queer game bundle" de juin 2021 sur itch.io. Je leur ai dit que le jeu avait déjà 3 ans et que je n’ai qu’un seul autre jeu plus récent dont je suis satisfait·e, mais qu’il est en français. On m'a répondu "pas de problème, on veut bien le jeu en français !". Le problème avec le jeu en français, Traverse la rue, c’est qu'il est basé sur cette phrase de Macron sur la recherche d'emploi. Je me suis dit qu’un jeu dont le gameplay était basé entièrement sur cette référence ne serait pas très accessible pour les non francophones. La personne qui m'avait répondu a aussi précisé "on a trop de jeux en anglais dans le bundle". Du coup, j’ai décidé de traduire Gender Quest

Traduire reste un défi. Quand je fais des fautes en anglais, aucun anglophone ne se formalise. Faire des erreurs en français, ça, ça ne passe pas. Or, des fautes, j’en fais beaucoup. La difficulté, c’est aussi que Bitsy ne prend pas en compte les caractères français comme les accents. La personne qui m’aide à traduire doit retravailler le texte en s’inspirant de l’Oulipo (La disparition, Georges Perec). Il faut tout reformuler pour se passer de “é”.

  • Pourquoi est-ce que les jeux queer français sont si souvent en anglais ?

Pour faire des jeux queer, il faut déjà avoir la culture vidéoludique queer. Cette culture et sa communauté passent essentiellement par l’anglais. C’est quasiment impossible d’y avoir accès sans lire l’anglais. Au départ, je ne voyais pas qui allait jouer à mes jeux en français. J’avais envie de rencontrer ma communauté et les bundle étaient tous en anglais.

La première fois que je suis allé à un atelier du RIJV, la personne qui animait a dit à propos du logiciel qu'il utilisait "il est en anglais alors si vous ne savez pas parler anglais, je ne peux rien faire pour vous". Ça m'a dépassé qu'on puisse dire un truc pareil dans le contexte du Rassemblement INCLUSIF du Jeu Vidéo. Pour moi, ça ne posait pas vraiment problème. Mais j’ai conscience que les langues, c'est du temps et le temps, c'est un luxe. Devoir apprendre toute une langue pour avoir accès à des jeux indépendants et queer, c'est ridicule. 

Maintenant, je me dis que je contribue peut-être à un cercle vicieux. Je veux que mes jeux soient plus accessibles. Je veux que les personnes qui ne maîtrisent que le français puissent jouer à mes jeux. Je veux pouvoir parler d'identité queer dans ma langue natale.

  • Des projets de jeux à venir ?

En ce moment, je travaille sur un visual novel où on incarne une autrice qui veut rendre un dating simulator plus queer, sans éveiller les soupçons de son patron. L’idée m’est venue après avoir consulté une annonce pour un poste de narrative designer. J'ai jeté un œil aux jeux produits par le studio qui recrutait et je me suis dit que ça aurait été fun d’y glisser des références et du sous-texte queer sans se faire repérer.

Conclusion

Actuellement, les conceptrices et les concepteurs de jeux vidéo queer, indépendants et français manquent de visibilité. La création d’un serveur dédié sur Discord pourrait permettre de trouver plus facilement du soutien et des solutions à des problèmes techniques. Si l’idée vous intéresse, n’hésitez pas à me le faire savoir sur Twitter ! Toute l’équipe Game’Her remercie chaleureusement Audre d’avoir pris le temps de répondre à nos (nombreuses) questions. Suivez lae sur Itch.io et Twitter !

 

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