En 2019, une étude a révélé que les femmes constituent 30% de l’audience esport et 35% des joueurs esport, soit 6,5% de plus qu’en 2016. Bien que la tendance soit à la hausse, leur présence demeure minoritaire. On compte 84% d’hommes contre 16% de femmes sur World of Warcraft. Les autres titres majeurs de l’esport ne brillent pas davantage : 26% de femmes pour Hearthstone et Overwatch, 24% pour CS:GO, 23% pour Rainbow 6, et enfin 20% pour DOTA 2. Elles ne sont que 12% sur League of Legends et 32% d’entre elles subissent du harcèlement sexuel. À l’approche du GameHer Challenge, les enjeux de la mixité dans l’esport nous mobilisent plus que jamais. Quels sont les freins à la parité ?
Les parcours fracturés des joueuses
Considérant les disparités persistantes dans l’industrie vidéoludique, Frédérique Krupa a enquêté sur leurs causes. Elle a tenté de déterminer à quel âge survient ce point de rupture qui écarte les femmes du jeu vidéo.
L’accès au hardware
Dans une thèse soutenue en 2018, elle révèle que la première fracture survient très tôt dans le parcours des jeunes joueuses. L’écart se creuse dès les premières années de jeu en raison d’une importante inégalité d’accès aux consoles et aux jeux. Frédérique Krupa constate que les filles partagent généralement une console avec l’ensemble de leur famille tandis que les garçons possèdent les leurs. Les filles reçoivent le plus souvent une console portative ou doivent se contenter des jeux disponibles sur la tablette et les smartphones de leurs parents. Il semble que les parents ne dédient pas le même budget aux jeux vidéo en fonction du genre de leur enfant. Alors que les garçons disposent de titres payants variés, les filles sont contraintes de s’accommoder de jeux casual moins onéreux ou free-to-play. Les jeux les plus mentionnés par les filles lors des recherches de Frédérique Krupa sont Candy Crush, Temple Run et Subway Surfer, ainsi que des pink games comme Movie Star Planet ou Nintendogs.
Alors que les garçons sont soumis au contrôle parental afin de limiter leur temps de jeu, les filles nécessitent rarement une supervision puisqu’elles ont tendance à se lasser rapidement du manque de diversité et de complexité des titres à leur disposition. Les filles développent donc une passion moins dévorante pour les jeux vidéo à cause de la “pauvreté” du contenu auquel elles ont accès.
L’acquisition de compétences techniques
Ce phénomène a également des conséquences pour les filles qui maintiennent malgré tout un intérêt accru pour le medium vidéoludique. La pauvreté des jeux précédemment cités conditionne les aptitudes et les compétences techniques qu’elles sont en mesure de développer. Elle influence négativement et amoindrit la confiance qu’elles ont dans leurs propres capacités ainsi que leur estime d’elles-mêmes en tant que joueuses et la légitimité de leur expertise technique.
La chercheuse Valerie Walkerdine a également observé des disparités dans les pratiques vidéoludiques des enfants dans une étude parue en 2007. Elle constate que les garçons s'entraînent avec acharnement à leur domicile pour acquérir de meilleures aptitudes techniques et donner l’impression d’être naturellement doués lors des sessions de jeu en groupe non-mixte qu’elle animait dans le cadre de ses recherches.
Ces inégalités contribuent à nourrir et renforcer des stéréotypes de genre. La méconnaissance de ces éléments pourrait laisser croire que les filles sont moins intéressées et moins douées que les garçons par nature. Il s’agit en réalité du résultat de leur socialisation.
De la performance in game à la performativité de genre
Les difficultés que rencontrent les jeunes joueuses ne sont pas seulement matérielles, mais également d’ordre « moral » et social. Leurs interactions avec la communauté des joueurs sont complexifiées par des codes hétérosexistes.
Gérer l’adversité
Valerie Walkerdine souligne également que les performances des filles sont bridées par les normes de genre, notamment lorsqu’elles jouent avec d’autres enfants. Ces dernières sont tiraillées entre la nécessité de développer un esprit de compétition pour progresser et l’injonction au care qui les oblige à prendre soin de leurs proches. Cette contradiction les met dans une position difficile à négocier. Les filles anticipent aisément la frustration, la peine voire la colère du perdant au point de s'autosaboter. La pression qu’elles subissent est accentuée lorsque leur adversaire est un garçon puisqu’elles apprennent tôt que perdre contre une fille constitue pour eux l’humiliation ultime.
Il n’est pas besoin de remonter très loin dans le temps pour en trouver une illustration édifiante. En 2019, Bocchi, une jeune joueuse de quinze ans, a défrayé la chronique en battant Ally, un joueur pro, lors d’un tournoi de Super Smash Bros. Ultimate qui se tenait à New York. La victoire de cette dernière lui a valu d’être harcelée sur les réseaux sociaux.
Être vue et reconnue
La légitimité des joueuses est constamment remise en question. La communauté des joueurs les oblige à faire leurs preuves en permanence, à prouver encore et encore que leur niveau est suffisant pour justifier leur présence dans la compétition. Geguri, la première professionnelle de l'Overwatch League, forcée de réaliser un stream pour démontrer que c'était bien elle aux manettes, en a fait les frais en 2016. Se rendre visible et faire entendre sa voix constitue une prise de risque considérable pour les joueuses inlassablement prises pour cible d’une forme de harcèlement moral en ligne, voire de menaces physiques explicites.
Servane Fischer, ancienne joueuse pro désormais conseillère au service juridique esport chez Ubisoft, constate que “les insultes qui visent les filles sont plus fréquentes, plus violentes aussi, car souvent d'ordre sexuel, avec le terme "viol" qui revient sans cesse.” Nicolas Besombes, vice-président de l'association France Esports et docteur en sciences du sport, ajoute que “le sexisme est l'un des premiers obstacles à l'arrivée des femmes dans l'esport. Les insultes, les propos discriminants empêchent les joueuses de s'exprimer. Elles doivent donc trouver des parades en utilisant des pseudos neutres, voire en utilisant des modificateurs de voix.”
Les femmes sont considérées comme des joueuses casual par défaut. Elles sont régulièrement soupçonnées d’être des “fake gamer girls”, c’est-à-dire des femmes qui feraient semblant d’être des joueuses compétentes pour attirer l’attention des joueurs. Nina B. Huntemann relève que dans les conventions et les conférences dédiées aux jeux vidéo, les femmes sont surtout présentes en tant que cosplayeuses et booth babes. Leur présence est ainsi particulièrement remarquée et “valorisée” lorsqu’elle correspond au stéréotype de la féminité hypersexualisée véhiculé dans les jeux vidéo.
Trouver des coéquipiers
Frédérique Krupa relève qu’un nouvel obstacle apparaît rapidement pour les jeunes filles dont l’attrait pour les jeux vidéo se maintient malgré tout : celui de la constitution d’un réseau de pairs. Bien qu’il puisse s’agir d’une activité solitaire, la possibilité d’échanger des informations avec une communauté de fans contribue à renforcer l’attachement à une pratique. Les jeunes joueuses sont rapidement isolées puisque leurs amies se tournent vers d’autres activités. Même si rien ne leur interdit en théorie de jouer avec des garçons, la différence de niveau qui a pu se creuser ainsi que le sexisme ambiant peuvent avoir un effet dissuasif. L’absence de stimulation in game et de motivation in real life participent à la fragmentation du parcours des joueuses dont la pratique vidéoludique devient plus épisodique, moins soutenue que chez les garçons.
Le fait d’être l’une des rares représentantes de son genre dans un domaine ajoute encore à la pression réelle ou ressentie par les jeunes femmes. Être l’unique joueuse dans son entourage impose un devoir d’exemplarité. L’erreur n’est plus permise : il ne s’agit plus seulement de jouer, mais de bien jouer, voire d’être meilleure que les garçons. L’activité vidéoludique n’a dès lors plus grand-chose d’un simple divertissement. La peur de l’échec et de ses conséquences (“donner raison” à la croyance sexiste en une infériorité naturelle des femmes) est un frein de plus dans le parcours des joueuses.
La non-mixité permet-elle toujours aux femmes d’évoluer plus sereinement dans l’esport ?
Quelles options reste-t-il à celles qui, à l’adolescence et à l’âge adulte, parviennent à maintenir une pratique vidéoludique assidue ? Certaines s’orientent vers des équipes exclusivement féminines ou des tournois en non-mixité. En 2017, Sonia Allam (aka NiwaaSan) crée ainsi La Ligue féminine, une compétition réservée aux femmes sur League of Legends.
La non-mixité n’offre pourtant pas un refuge aussi sécurisant qu’on pourrait l’espérer. La chercheuse Gabriela T. Richard a enquêté au sujet des pratiques de l’équipe non-mixte Pandora’s Mighty Soldiers (PMS) et s’est aperçue que ses joueuses adoptent un langage “masculin” in game, c’est-à-dire un langage teinté d’agressivité, tout en s’imposant de performer une hyperféminité visuelle. Autrement dit, les joueuses de PMS s’obligent à respecter un dress-code qui suggère la disponibilité sexuelle.
Ainsi, même à l’âge adulte et alors qu’elles ne subissent a priori pas de pression masculine dans leur équipe, les joueuses négocient toujours leur position entre des injonctions contradictoires. Les joueurs peuvent facilement se permettre d’apparaître plus négligés sans craindre de répercussions particulières sur leur carrière esportive tandis que les joueuses doivent être aussi attirantes que compétentes. Les interviews menées par Gabriela T. Richard laissent entendre que les joueuses de PMS devraient faire face à une forme de rejet de la part du reste de leur équipe si elles venaient à faire trop grand cas du sexisme ordinaire de leurs adversaires masculins.
Une équipe exclusivement féminine n’est pas synonyme de sororité. Au contraire, la misogynie est considérée par certaines joueuses aguerries comme constitutive de la culture vidéoludique, à l’instar de l’homophobie dans le football. Les LGBTphobies ne sont d’ailleurs pas étrangères à l’esport puisque les équipes non-mixtes, qu’elles soient féminines ou masculines, ne permettent pas toujours l’inclusion des personnes transgenres. Les équipes exclusivement féminines peuvent aider des joueuses à surmonter certains obstacles sur leur parcours, à condition de s’émanciper des héritages d’une culture vidéoludique sexiste et de veiller à ne pas reproduire en leur sein des mécanismes oppressifs.
Réinventer ensemble la culture vidéoludique
Les femmes ne sont toujours pas perçues comme des joueuses à part entière. Elles sont encore considérées comme une exception, voire une anomalie. En plus des obstacles que doivent surmonter les joueurs pro, comme la quête de sponsors et la recherche de légitimation d’une discipline encore méconnue voire méprisée, les joueuses affrontent l’hostilité d’un milieu dominé par des hommes et gangrené par le sexisme. Tant que les pratiques dites “masculines” demeureront l’étalon de mesure, c’est-à-dire la norme qui détermine les compétences valorisées ou non dans l’esport, les pratiques identifiées comme “féminines” (qui ne sont pas le fait d’une essence/nature intrinsèquement féminine mais bien d’une socialisation inégalitaire) seront toujours dépréciées.
Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que les filles et les femmes devraient pouvoir prétendre aux mêmes conditions d’accès matérielles et sociales au milieu vidéoludique. Il s’agit également d’affirmer que les potentielles particularités/disparités qui résultent des inégalités analysées dans cet article ne devraient pas aboutir à une dépréciation des joueuses et de leurs pratiques. La valeur d’une compétence est toujours établie par une norme, c’est-à-dire un code que nous écrivons collectivement. Puisque les femmes constituent 50% de la communauté des joueurs, elles doivent être incluses et participer à l’élaboration de la norme qui détermine qui est reconnu comme un joueur compétent et peut ainsi prétendre à devenir un joueur ou une joueuse pro.
En tant que communauté, nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre que les femmes deviennent des joueurs “comme les autres”, sous-entendu, qu’elles jouent comme si elles avaient été socialisées comme des hommes. Il ne suffit pas seulement de dire que nous souhaitons atteindre l’égalité. Il faut agir très concrètement et faire des choix qui permettent de l’obtenir. Accueillir et valoriser les joueuses comme elles le méritent ne devrait pas relever d’un “effort commun”, mais d’une volonté collective.
L’égalité de fait, et non seulement de droit, consiste à reconnaître la valeur de ce que la majorité des joueuses sont et font en l’état actuel. Il s’agit donc non seulement de lutter contre le marketing différencié, qui contribue à orienter les achats de consoles/jeux par les parents différemment en fonction du genre de leur enfant, et de faire preuve d'intransigeance à l’encontre du sexisme dans cette industrie, mais aussi et surtout, sans attendre que les mentalités changent drastiquement, de reconnaître dès à présent les compétences des joueuses, y compris sur des titres dits casual, sans prétendre que leurs pratiques seraient nécessairement inférieures dans la (nouvelle) hiérarchie des compétences que nous établissons ensemble.
Les joueuses ne seront pas les seules à profiter d’une refondation de la culture vidéoludique. Les joueurs, qui voient leur masculinité attaquée lorsque leurs pratiques sont associées à la féminité, bénéficieront aussi de ce nouveau regard porté sur les jeux dits casuals et les titres qui offrent la possibilité d’être joués de manière compétitive sans nécessairement reposer sur la violence et une combativité exacerbée. Les casual games doivent faire leur entrée dans l’esport ou plutôt, ils doivent y revenir, puisque c’est là que se trouvent ses racines. La première compétition esport reposait sur Space Invaders, un jeu d’arcade casual, et avait été remportée par une femme, Rebecca Heineman, développeuse et premier champion esport de l’histoire.
À l’émergence de quelle culture vidéoludique voulez-vous contribuer aujourd’hui ?
Sources
- 1. “Females and Esport, progress update”, Interpret, 21/02/2019
- 2. Girl Games: Gender, Technology and Design for Women’s Recruitment in Information and Communication Technology (ICT), Frédérique Krupa, 2018.
- 3. Children, Gender, Video Games, Valerie Walkerdine, 2007.
- 4. « “Play Like A Girl”: Gender Expression, Sexual Identity, and Complex Expectations in a Female-Oriented Gaming Community », Gabriela T. Richard, Queer Game Studies, 2016
- 5. « Attention whores and ugly nerds: Gender and cosplay at the game con ». B. HUNTEMANN, NINA. Gaming Representation: Race, Gender, and Sexuality in Video Games, 2017, p. 74‑89.
- League of Legends Demographics
- “The esports industry is booming, and it's seeking female applicants”, Halley Bondy, le 26/02/2020 pour nbcnews.com
- « Panorama des jeux vidéo », Berthier, Bruno, et Lucie Parisot, Psychotropes, vol. vol. 18, no. 3, 2012, pp. 25-43.
- « No time to dream: Killing time, casual games, and gender ». SODERMAN, BRAXTON. Gaming Representation: Race, Gender, and Sexuality in Video Games, 2017, p. 38‑56.
- « “Aw fuck, I got a bitch on my team!”: Women and the exclusionary cultures of the computer game complex ». DEWINTER, JENNIFER, et CARLY A. KOCUREK. Gaming Representation: Race, Gender, and Sexuality in Video Games, 2017, p. 57‑73.
- Baromètre France Esports 2018
- E-sport : pourquoi si peu de femmes dans les compétitions majeures ?, Lucas Latil, le 04/08/2020 pour Madame Figaro